Recherches
Dédicace
Aux sources d’un destin familial
Donation Tessin
Site web réalisé par Lune d’Elle
Bruno Boulestin nous avait récemment parlé du livre de Jean-Claude Passeron comme une alternative possible au livre d’Alain Testart (1991) Pour les sciences sociales : essai d’épistémologie
Il était donc important d’entrer dans la démonstration de ce livre, qui constitue certainement l’argumentation la plus développée et la mieux argumentée en faveur de la spécificité des sciences sociales et de leur irréductibilité aux sciences de la nature présentée comme des sciences nomologiques. La force du livre vient notamment du fait que l’argumentation se situe clairement dans l’explicitation d’une démarche empirique considérée comme « scientifique » et écarte résolument des errements – considérés
comme relevant de la métaphysique – de ce que certains nomment une « troisième voie », ni science ni littérature »
« On peut argumenter la pleine appartenance des sciences de l’homme au savoir empirico-rationnel, dès lors qu’on admet d’autres formes d’intelligibilité scientifiques que celles qui s’expriment par des lois universelles. » (p. 21)
Passeron lutte donc sur deux fronts : contre l’illusion scientiste, qui voudrait à tout prix faire entrer les sciences sociales dans le registre épistémologique des sciences dites « exactes ». Et contre le tentation herméneutique, qui abandonnerait volontiers toute prétention de scientificité pour livrer aux plaisirs de l’interprétation libre et du commentaire inspiré (Olivier de Sardan 1993, p.147).
Cette démarche se justifiait sur trois plans :
Nous articulerons notre réflexion en quatre points :
Selon Passeron :
– L’anthropologie est une discipline strictement historique. Nous préférerons ici ce terme, plus général, à celui de sociologie, la réflexion concernant, de l’aveu même de Passeron, toutes les sciences de l’homme.
– Elle aborde des objets qui ne peuvent être que contextualisés, soit rapportés à des coordonnées spatio-temporelles bien définies.
« Le sens des abstractions ou des typologies historiques ne peut être désindexé de « contextes » qui sont, bon gré, malgré pris en compte par désignation (deixis). » (p. 62)
– L’anthropologie ne peut révéler des vérités universelles.
« A trop rechercher ce qui est également vrai de tous les hommes (…) une science de l’homme (…) finit toujours par avouer dans la banalité psychologique ou politique des généralités auxquelles elle prétend l’insignifiance anthropologique dont elle se contente. Il n’y a de sociologie que des rapports inégaux et des figures de la différence. » (p. 247)
– En temps que science historique ses assertions relèvent de l’interprétation (compréhension) et non de l’explication scientifique. Cette opposition est le legs de l’idéalisme allemand. Formulée pour la première fois par Wilhelm Dilthey à la fin du siècle dernier l’opposition entre Erklärung et Verstehung (explication et compréhension) se retrouve dans les œuvres telles que celle de Max Weber.
« Une intelligibilité qui n’est ni formelle ni nomologique ne peut être qu’interprétative. » (p. 240)
« (en histoire) le principe, celui de la critique, interne externe et contextuelle du témoignage, ne s’en est dégagé que progressivement pour se constituer en théorie de l’interprétation. Mais on s’aperçoit alors que cette théorie est la même que celle à laquelle ont accédé par d’autres chemins les autres sciences sociales : celle du relativisme culturel. » (p. 69)
– L’anthropologie est totalement irréductible à l’approche nomologique des sciences de la nature.
« L’analyse épistémologique et la description méthodologique de ses raisonnements réels interdisent donc de placer la sociologie au pôle du raisonnement expérimental, ainsi que l’avait espéré, dans son optimisme conquérant, l’épistémologie durkheimienne (…). C’est non pas la sociologie mais le raisonnement statistique qui occupe la position polairement opposée à celle de l’histoire historienne en ces formes classiques. » (p. 77)
« La mise à l’épreuve empirique d’une proposition théorique ne peut jamais revêtir en sociologie la forme logique de la « réfutation » (« falsification) au sens poppérien. » (p. 375)
Le « tous » des énoncés d’une science nomologique n’est pas le « tous » des généralités historiques et cette différence de structure logique, qui fonde la distinction de l’universalité « au sens strict » de « l’universalité numérique » commande une différence fondamentale dans les effets théoriques du démenti empirique. » (p. 378)
– L’interprétation historique de l’anthropologie et de l’histoire relève donc d’un espace épistémologique non poppérien.
« La mise à l’épreuve empirique d’une proposition théorique ne peut jamais revêtir en sociologie la forme logique de la « réfutation » (falsification ») au sens poppérien. » (p.375)
« Tant qu’elle se réfère exclusivement au modèle nomologique des sciences expérimentales, la sociologie est effectivement placée, comme l’ensemble des sciences sociales, devant le dilemme poppérien qui ne laisse le choix à une science empirique (versus métaphysique), visant à définir rigoureusement sa pertinence empirique, qu’entre “falsification” et “exemplification”. » (p. 359)
– Il admet que certaines disciplines spécialisées comme démographie, la linguistique, ou même l’économie ont pu se constituer des espaces de raisonnement poppériens. Mais, dit-il, les approches ne parlent qu’après avoir contextualisé les résultats et introduit des variables exogènes.
« Reste (…) que les sciences sociales particulières (linguistique, démographie, économie) réussissent mieux, grâce à la précision de leur visée. A construire des modèles explicatifs, voir à formuler des lois, que les disciplines à ambition synthétique comme l’histoire ou le sociologie. » (p. 26)
– Mais ces disciplines de parlent que d’aspects limités de l’anthropologie et ne sont pas capables d’aborder la réalité du « fait social total ».
« Il faut accepter l’idée que les modèles de reproduction sont des modèles approchés, des modèles partiels, qui ne s’appliquent qu’à des sous-systèmes de la réalité sociale (…). Pour rendre compte du changement, il faut dépasser ce moment de la description et mettre en relation plusieurs sous-systèmes de reproduction assez indépendants pour que leurs effets ne puissent donner lieu à un système d’équilibre et de reproduction. » (p.109)
« Démarche historique et démarche sociologiques (ou anthropologiques, si l’on préfère ce terme) reste donc les pivots épistémologiques du dispositif complexe de la société, parce qu’elles ont affaire au « fait social total » dont Marcel Mauss proposa la théorie dans l’Essai sur le don, non pas ainsi qu’on l’entend cursivement, comme affirmation plate que tout est relié à tout ou que tout est dans tout, mais comme invite à rechercher dans une société le (ou les) symbolisateurs(s) nodaux qui se distribuent différemment dans les différentes cultures. » (p. 26-27)
– Le schéma proposé intègre raisonnement statistique et histoire historienne (stade ETIC) dans des niveaux d’intelligibilités supérieurs (stade EMIC).
« Considérer le raisonnement sociologique comme un raisonnement mixte, qui le situe sur notre schéma entre le pôle de la contextualisation historique et le pôle du raisonnement expérimental (…). Il est un raisonnement qui fonctionne dans un mouvement de va et vient. » (p. 79)
« Recouvrant, si on l’approfondit, la distinction entre « effet d’information » et « effet de connaissance », la distinction entre -graphie (= ETIC) et -logie (= EMIC) reste pertinente pour séparer deux niveaux de la démarche descriptive dans toutes les sciences sociales.» (p. 220)
« Ce n’est pas désigner à la sociologie une tâche et une ambition nouvelle que de faire voir dans la construction comparative le ressort de ses intelligibilités les plus générales, puisque tout discours sociologique qui a laissé une trace dans le champs de la recherche a toujours assumé de porter son énonciation à ce niveau. » (p. 240)
– Mais Passeron déplore l’affaiblissement des deux démarches, et, à la limite, leur non pertinence scientifique lorsque l’on tente de découvrir des généralités dans les phénomènes (stade EMIC).
« Dans les sciences historiques, la connaissance des phénomènes s’évapore à mesure que la formalisation s’enrichit. » (p. 42)
« A mesure (…) que l’on avance dans cette épuration statistique, le raisonnement expérimental s’améliore logiquement, mais devient en même temps, de plus en plus absurde historiquement, et du même coup sociologiquement. » (p. 87)
Les données précédentes permettent de proposer un certain nombre de remarques importantes.
Les sciences sociales tendent à « idéaliser » les sciences physiques ou naturelles ou à les croire plus « positivistes » qu’elles ne sont. Les sciences naturelles, en particulier, sont sans arrêt confrontées à des « objets en situation », et relèvent au bout de compte plus de l’observation que de l’expérimentation (Olivier de Sardan, 1993, p. 149).
4. QUEL IMPACT SUR LA THEORIE D’ALAIN TESTART
Rappelons tout d’abord quelques points du livre d’Alain Testart en nous référant à ce que nous en avons dit (voir: http://www.archeo-gallay.ch/testart-a-1991/).
Contrairement à l’idée dominante dans la société savante concernant la dualité insurmontable de régime épistémologique entre sciences déductives et expérimentales, Alain Testart reprend l’idée d’un idéal nomologique pour les sciences sociales. Le mode social constitue bien une nature au sens kantien du terme, quelque chose qui doit exister sous des lois.
La discordance entre modèle nomologique et état de fait de la discipline tient seulement au jeune âge de la discipline qui n’a pas de spécificité particulière. Il n’existe pas de langage théorique partagé au sein des sciences sociales, pas de paradigme permettant l’organisation des connaissances, pas de cumulativité des savoirs. .
Aucune science n’a fait la théorie d’un objet concret. Il y a donc coexistence en droit de toute science au monde tout entier. On ne peut diviser le monde en essences distinctes à la façon d’Aristote. Il n’y a pas de faits substantiellement physiques, psychologiques ou sociaux. Les différences entre sciences sont uniquement gnoséologiques. Il s’agit de points de vue sur les choses. Dans cette optique la notion d’émergence est inutile.
Le sujet n’est pas une partie de son objet, ce n’est qu’un point de vue sur l’objet. L’objet reste identique quel que soit le point de vue. Le livre développe certains domaines qui ne sont pas abordés dans le livre de Passeron comme la relation au sujet, fait souligné par Olivier de Sardan (1993) pour ce derniers auteur, mais la solution que Testart donne de cette question n’est pas celle qui est habituellement avancée par les sciences sociales.
Alain Testart donne une vision relativement large du domaine nomologique.
L’opposition entre compréhension et explication ne se situe pas entre les sciences sociales et les sciences physiques, elle se situe à l’intérieur même de l’anthropologie et illustre le statut émergeant de la discipline. La compréhension concerne l’appréhension du discours des acteurs, l’explication relève par contre de l’approche scientifique qui ne peut se développer que dans une seconde phase.
Les sciences nomologiques associent donc deux démarches, l’une en termes d’histoire, l’autre en terme de physique :
Cette distinction correspond à l’opposition entre cultures et sociétés développée dans le livre « Avant l’histoire » (cf. CR de Lenclut 2014). Par conséquent étude de cas concrets et recherche de généralités sont indissociables. Il ne peut y avoir d’étude de cas concrets que sur fond de généralité.
C’est l’ampleur de l’écart entre le niveau où se construit la théorie et le niveau où l’on observe la réalité qui caractérise la science.
L’approche nomologique ne correspond pas uniquement à une approche expérimentale. Une science théorique ne commence pas avec l’expérimentation. On n’expérimente pas sur les planètes.
Nous évaluons donc en conclusion la confrontation Passeron-Testart comme suit :
Passeron centre son propos sur l’historicité, mais il est contraint d’aborder, en marge, le nomologique. Nous pouvons retenir de son propos le caractère non poppérien de la démarche historique.
Testart centre son propos sur le nomologique, mais il est contraint d’aborder, en marge, l’historicité. Nous pouvons retenir de son propos l’autonomisation des divers regards sur un même objet, la prise en compte du discours des acteurs comme un point de vue parmi d’autres et non comme principe explicatif, enfin le caractère constructiviste de l’approche.
En conclusion, il nous est difficile d’adhérer à cette proposition de Jean-Claude Passeron :
« Toute croyance en une nomologie de la « nature sociale » est devenue vaine aux yeux des chercheurs qui ne participent pas d’un illuminisme scientifique. » (p. 80)
LENCLUD, G. 1993. La statue du commandeur : note critique. Annales. Histoire, sciences sociales, 48, 5, p. 1221-1230.
LENCLUD, G. 2014. D’aujourd’hui à avant hier : un évolutionnisme bien tempéré. Gradhiva, revue d’anthropologie et d’histoire de l‘art, 20, 14. Création, fiction, notes de lectures, p.268-279.
OLIVIER DE SARDAN, J.-P. 1993. L’espace wébérien des sciences sociales. Genèses 10, p. 146-160.
PASSERON J.-C. 1991. Le raisonnement sociologique : l’espace non poppérien du raisonnement naturel. Paris : Nathan (Essais et recherches)
TESTART, A. 1991. Pour les sciences sociales : essai d’épistémologie. Paris : Christian Bourgois.
TESTART, A. 2012. Avant l’histoire : l’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac. Paris : NRF, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines).