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Aux sources d’un destin familial
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Comment construire aujourd’hui un nouveau rapport à la nature qui ne soit pas celui du naturalisme, une vision qui a dominé notre monde jusqu’à aujourd’hui à travers, certes, une ressemblance des physicalités mais des différences radicales des intériorités (Descola 2005). L’animisme qui se développe en miroir et oppose différences des physicalités et ressemblance des intériorités et que l’on retrouve notamment chez les derniers chasseurs-cueilleurs, peut nous aider à penser cette question.
Ces réflexions tournent donc autour du devenir des derniers chasseurs-cueilleurs dans le monde actuel.
Cette question avait été abordée dans les années 1980 par l’écologiste et activiste bâlois Bruno Manser à propos des Pénan de Malaisie occupant la jungle du Sarawak à Bornéo un engagement qui devait lui coûter la vie (Manser 1994).
« La religion traditionnelle des indigènes de Bornéo est animiste : pour eux toute la nature est animée d’esprits. Séjournant brièvement dans une région, le nomade sait qu’il est un intrus sur le territoire d’un esprit qui, si on le dérange et le provoque peut se fâcher et répandre des maladies. Ils respectent donc au maximum la tranquilité des esprits, les amadouent et parfois les menace par des sacrifices. » (Manser 1992, p. 43)
On retrouve à cette occasion tous les ingrédients des drames initiés par l’Occident et la civilisation capitaliste que nous allons aborder ici chez des populations qui tentent désespérément de conserver leurs modes de vie. Aujourd’hui rien n’a changé.
On se centrera sur les recherches anthropologiques effectuées par Nastassja Martin, une élève de Philippe Descola, dans la région de Fort Yukon chez le Gwich’in d’Alaska pendant plusieurs années à partir de 2006. Ces enquêtes ont été à l’origine d’une thèse soutenue en 2014 à l’École des hautes études en sciences sociales. Les âmes sauvages mêlent réflexions personnelles sur l’enquête et données d’observations et s’apparentent aux livres de la collection Terre humaine (voir littérature : http://www.archeo-gallay.ch/recherches/notes-de-lectures/debaene-v-2010/).
On complétera ces informations par l’enquête menée en 2015 chez les Déné des territoires du Nord-Ouest canadien par le journaliste Joé Sacco et publié sous forme d’une bande dessinée sous le titre Payer la terre. Ce dernier a mené pendant deux ans une enquête très approfondie en interrogeant de très nombreux autochtones qui nous parlent à la fois de leurs anciens modes de vie et de leurs difficultés actuelles. Il nous décrit notamment les ravages des internats dont on connaît les ravages chez le indiens des plaines et leur rôle dans le processus de déculturation des sociétés autochtones. Ces indiens athapascans regroupent, des Gwich’in et des Tutchone. Ses analyses complètent parfaitement le travail de Nastassja Martin, même si elles concernent un autre pays, le Canada.
Les Gwich’in ou Kutchin sont des Indiens athapaskan du centre de l’Alaska. La famille Athabaskane est une branche du sous-groupe Athabaskan-Eyak du phylum linguistique Na-Dené. Joé Sacco considère les indiens qu’il visite comme des « Déné ». En fait son parcours le long du fleuve Mackensie à l’ouest du Grand Lac des Esclaves et du Grand lac de l’Ours recoupe deux populations athapaskanes : au sud des groupes de langue tutchone et au nord des Gwich’in.
L’arrivée de Blancs au XVIIIe siècle inaugure une ère de grands changements pour les peuples déjà établis en Alaska. Les autochtones sont décimés par les mauvais traitements, les famines consécutives à l’extermination du gibier par les étrangers, les épidémies et parfois les massacres.
A l’Ouest, l’Empire russe entreprend plusieurs expéditions afin d’explorer la partie orientale de la Sibérie. Après la découverte du nord de l’Alaska par Ivan Fedorov en 1732, puis des îles aléoutiennes, du sud de l’Alaska et des côtes nord-ouest de l’Amérique du nord en1741 durant l’exploration russe menée par Vitus Bering et Alekseï Tchirikov, il s’écoule 50 ans avant la création de la première colonie russe en Alaska en 1784. La Compagnie russe d’Amérique est fondée en 1799 pour la chasse aux loutres de mer et la vente de leurs fourrures. Des postes de traite ainsi que des comptoirs et des forts se répandent alors assez vite tout le long de la côte du Pacifique, depuis le nord-ouest de l’Alaska jusqu’au nord de la Californie.
A l’Est, la North West Company est créée en 1784, elle est à l’origine des NWC Territories (1789). A l’opposé de la Compagnie de la baie d’Hudson, les agents de la NWC n’attendent pas que les autochtones apportent leurs fourrures aux postes de traite : ils prennent les devants et se rendent dans les communautés autochtones.
Alexander Mackensie découvre en 1789 le fleuve qui portera son nom. La pénétration se fera à l’aide de pisteurs indigènes.
Les Athapascan m’avaient jadis que très peu de contacts avec le monde extérieur. Ils n’allaient en ville qu’une une ou deux fois par an. Dans la forêt on vivait au contact de la terre et des animaux. On apprenait à avoir de bonnes relations avec eux, car ils étaient très importants pour nous, on mesurait ainsi l’importance du monde qui nous entourait, on se couchait tôt pour laisser les esprits faire leurs affaires pendant la nuit, par exemple nous rendre visite et nous voir dans nos rêves. On devait se lever tôt, à l’aube pour saluer le soleil. Les vies étaient dictées par l’environnement et les animaux. On mangeait de la viande trois fois par jour, beaucoup de poisson aussi et des baies.
Quand un chasseur retrouvait la terre après une longue absence, les anciens lui enseignaient à la traiter avec égard avant de creuser des trous et de faire du tapage.
Les Déné étaient très rarement dans la communauté. Les familles regagnaient la forêt pour la chasse d’automne et laissaient de la viande séchée dans les cachettes qu’ils utilisaient pour piéger pendant l’hiver… Ils passaient l’hiver dans la forêt. Ils piégeaient des animaux pour la fourrure. C’est comme ça qu’ils gagnaient de l’argent. Ils partaient en famille, le père, la mère, deux ou trois enfants en bas âge, quelquefois les grands parents. Et ils pouvaient rester là-bas jusqu’à Noël sans voir personne.
Au printemps, ils mettaient plusieurs jours à parcourir le même trajet à pied dans les tourbières marécageuses.
Pendant l’été, on passait presque tout notre temps sur les fleuves. Les gens avaient leurs canots. En juillet on plantait les tentes à 15 km du village, car il y avait un gros tourbillon dans le fleuve. Tous les poissons venus du nord voulaient remonter le courant, il était trop puissant pour certains. Alors certains posaient leurs filets et d’autres les relevaient. Ils pêchaient jusqu’à 300 poissons par jour. On les nettoyait, les dépeçait et les disposait sur des bâtons pour le faire sécher en plein air. Puis on faisaient des ballots de 120 poissons. Certaines familles faisaient 70, 80 ballots durant l’été. On avait de quoi nourrir les chiens, et nous aussi pendant l’hiver.
En ces temps là il n’y avait pas de rôle masculin ou féminin. Tu risques toujours de te trouver seul dans la forêt à un moment donné. Le jour où cela arrive, si tu ne sais pas cuisiner, ni faire des choses soi-disant réservées aux femmes, tu es fichu.
Quand ton corps est habitué, tu peux passer plusieurs jours sans manger comme un animal.
Mais par le passé les Déné ne possédaient pas la terre, ils vivaient dessus, ils en faisaient même partie. Les politiques gouvernementales qui ont permis aux enfants autochtones d’aller à l’école ont précipité l’installation des Déné dans les villes et les villages.
En ce temps là on parlait d’une poignée de familles nomades qui vivaient autour du lac. Ils allaient à Fort Liard s’approvisionner en traîneau à chiens pendant l’hivers.
Selon Nastassja Martin les Gwich’in offrent aujourd’hui l’image d’un peuple totalement acculturé, très loin de l’image qu’il pouvait encore donner au XIXe siècle avant que l’Occident ne détruise leur culture. On peut donc se demander quel est l’intérêt pour un ethnologue de s’intéresser à ces populations oubliées.
En dessous de l’apparence parfois détestable d’emprunts non digérés gisent en fait d’innombrables fragments insoupçonnés d’une pensée ancienne, garants d’un comportement et d’un point de vue très différent de l’esprit européen (Martin, p. 261).
Natassja Martin, en archéologue des savoirs, s’est intéressée à ces vestiges qui transparaissent notamment dans les nombreuses histoires plus ou moins fantastiques que l’on se raconte encore aujourd’hui. Les Gwich’in ne tiennent pas, n’ont jamais tenu, dans le système clos d’une cosmologie instituée, ils existent au travers ces fragments, par ces détails, la plupart du temps évanescents et pourtant si importants qui les préservent de l’assimilation mieux que tout discours général sur le monde (p. 262). L’anthropologue insiste sur le bouillonnement des pratiques et sur leur aspect instable et créatif plutôt que sur l’aspect institué de leur cosmologie, non pour la détruire, mais pour montrer que les potentialités qu’elles recèlent se situent toujours au-delà de la norme déjà instaurée, au-delà de ce que son observateur attend d’elle (p. 255).
Depuis une dizaine d’années, les résidents remarquent que le climat s’est notablement transformé dans leurs contrées, ce qui entraîne des évènements aux lourdes conséquences pour tous les habitants du milieu. Des étés de plus en plus longs et des hivers raccourcis déclenchent la fonte des glaces plus tôt au printemps provoquant des crues de plus en plus dévastatrices (p. 27). Les minéraux provenant de la fonte des glaciers ainsi que de la calotte glacière sont charriés dans les rivières et troublent les eaux, ce qui semble altérer le cheminement de retour des poissons vers leurs lieux de reproduction.
Des feux de forêt multiplient et interdisent tout contact avec l’extérieur pendant plusieurs semaines. En effet, la fonte du pergélisol provoque, entre autres, l’assèchement des tourbières et des sols. La forêt subarctique devient alors un gigantesque tapis de bois sec prêt à s’enflammer au moindre effet de loupe. Les insectes xylophages qui – tirant profit des hivers de plus en plus cléments – ravagent la forêt et laissent derrière eux des centaines d’arbres morts sur pied prêts à brûler.
Ces changements dans l’environnement perturbent la vie sauvage qui ne peut s’adapter suffisamment rapidement. Les mammifères sont victimes de maladies jusqu’alors inconnues liées à une pollution lointaine, humaine, qui se manifeste sous forme de pluies acides s’imprégnant dans les végétaux fragiles de la toundra arctique formant la base de leur alimentation. Les cycles migratoires de plusieurs espèces, poissons comme les saumons, oiseaux, caribous, sont gravement perturbés.
Dans les années 60 les Déné ont failli mourir de faim.
Conception écologique idéaliste de l’Occident et exploitation industrielle des ressources sont les deux faces d’une même idéologie qui nie tout droit à l’existence des populations locales.
L’écologie nord-américaine et le concept de Wilderness est indissociable du sentiment national américain. Il naît dès la deuxième moitié du XIXe siècle sous l’influence du naturaliste john Muir (1838-1914). Pour ce dernier l’Alaska devint le symbole de la perfection de la nature se donnant à voir par elle-même et pour elle-même, sans avoir été ternie par une quelconque activité humaine.
Le britannique Hudson Stuck (1863-1920), prêtre anglican et alpiniste, qui réussit en 1914 la première ascension du Denali (anciennement mont McKinley 6190 m) renforce cette idée de nature divine et idéalisée en phase avec le romantisme citadin. Il est la figure emblématique du passage qui s’opère entre le protestantisme et l’écologisme.
L’action missionnaire contribue dans sa diversité à la séparation radicale des mondes humain et non humain et à l’autonomisation de la nature. La transformation identitaire qui s’opère grâce au baptême est censée favoriser l’accès au salut et permettre aux âmes des indigènes de bénéficier de la grâce de Dieu, débarrassés qu’ils seraient de ce lien encombrant avec les non humains, visible jusque dans la manière dont ils s’appellent.
Les gens cultivaient une sorte de spiritualité, du fait qu’ils étaient en permanence seuls dans la nature. Arriver là avec la religion c’était trop compliqué. Pourtant ils jouaient le jeu. Ils venaient à la messe, ils venaient se confesser, ils venaient communier.
En signant des traités avec les peuples autochtones, le gouvernement leur promettait l’éducation, et cela se limitait souvent à officialiser et faciliter les actions d’évangélisation des missionnaires catholiques et protestants.
Selon le premier ministre du Canada, les enfants indiens devraient être soustraits autant que possible à l’influence parentale, et la seule façon de le faire serait de les placer de force dans des écoles spéciales où ils pourraient acquérir les habitudes et les modes de pensée des hommes blancs.
Le système des pensionnats autochtones a débuté vers 1850, mais n’a jamais été remis en question. Les enfants considérés comme orphelins -même si leur père était encore en vie – ou jugés trop nombreux pour une famille pouvaient être « appréhendés » par un prêtre, un officier de la gendarmerie royale du Canada et/ou un agent indien. Le gouvernement a rendu les pensionnats obligatoires pour les enfants autochtones en 1920.
Si vous aviez reçu du courrier par exemple, au lieu de « Paul » c’était 263, un moyen d’effacer votre personnalité. Vous n’êtes rien, ni personne. Donc ils vont pouvoir vous remodeler, c’est le processus. Chaque fois qu’on essayait de parler notre langue ika ils nous disaient n’utilise pas cette langue, ne parle pas la langue des démons.
Dans notre culture, celle des Déné de la montagne, si vous faisiez quelque chose de mal, on vous faisait asseoir et on vous disait pourquoi c’était mal et on vous expliquait l’effet que ça pouvait avoir sur la famille. Au pensionnat autochtone, on se faisait frapper sans savoir pourquoi. On était en colère parce qu’on n’avait pas envie d’être là. Notre famille nous manquait, toute notre vie déné nous manquait. Et on se faisait à nouveau frapper. Ça décuplait notre colère, mais on ne pouvait rien faire. Alors on a commencé à intérioriser, très vite on commençait à croire ce qu’ils disaient : tu n’est pas assez bon. C’est cette maltraitance émotionnelle et mentale dont on ne peut se défaire.
La commission vérité et réconciliation mettait au jour de nombreux récits d’abus sexuels perpétrés par le personnel scolaire. Ce qui frappe également ce sont les mauvais traitements que les élèves s’infligeaient entre eux. Les élèvent étaient assujettis à la psychologie carcérale de survie du plus fort qui annihile toute notion de bien-être collectif ou des rôles traditionnels que l’on peut occuper dans une famille déné ou dans la société déné.
Environ 50.000 enfants indigènes ont passés par les pensionnats autochtones au Canada. Plus de 6000 personnes, soit 4%, sont mortes des suites de maladie, de négligence, de mauvais traitements ou de blessures variées alors qu’elles étaient livrées au système. Le rapport de la Commision de vérité et réconciliation de 2015 concluait que le gouvernement canadien et les Églises s’étaient rendus coupables de génocide culturel.
L’individualisation des champs, des êtres et des choses et la rupture opérée de force avec le monde non humains constituent la blessure qui vient justement se concrétiser dans les pratiques dégénératives des hommes – alcool, drogues, meurtres – dans leurs maladies ou encore leur propension au suicide.
A partir des années 1940 et 1950 le Canada a obligé les autochtones à se regrouper dans de grands centres, à des fins prétendues éducatives. Par conséquent les petits villages isolés – et ils étaient nombreux – se sont dépeuplés car les familles n’envoyaient pas leurs enfants à l’école devaient payer des amendes.
L’alcoolisme et la consommation de drogues ont augmenté, et la prostitution s’est développée dans les réserves. Le taux d’agression sexuelles dans les territoires du Nord-Ouest est plus de cinq fois supérieur à la moyenne nationale selon un rapport de 2016. Ce chiffre n’est dépassé, plus à l’est qu’au Nunavut – qui faisait partie des Territoires du Nord-Ouest jusqu’en 1999 – où il est plus de sept fois supérieur à la moyenne nationale. Le taux de violence familiale est huit fois plus élevé que la moyenne nationale. Les autochtones sont deux à trois fois plus sujets au suicide que les non autochtones et le taux de suicide chez les jeunes autochtones est entre cinq et six fois plus élevé que celui de leur pairts non-autochtones.
Ces transformations sont indissociables de la réapparition du mythe du bon sauvage, support parfait pour les rêves occidentaux. Contrairement à l’utopie rousseauiste développée dans La Nouvelle Héloise, l’environnement alaskien témoigne moins de ce qu’aurait pu être l’image d’une harmonie première et parfaite entre l’homme et la nature que d’un environnement existant par et pour lui-même, porteur d’une qualité extrahumaine appartenant manifestement au régime de la transcendance
Il n’est pas étonnant que la plupart des écologistes qui militèrent et militent encore pour l’extension des parcs nationaux ne vivent pas en Alaska et que les rares qui y habitent séjournent majoritairement dans les villes ou à leurs abords, donc loin de la wilderness dont ils se font les porte-parole. La sensibilité au paysage offerte par la wilderness est une création urbaine qui nécessite, pour se déployer, que ses admirateurs soient, sinon étrangers, du moins extérieurs aux lieux (p. 59).
Cette idéalisation de la nature va entrainer de la part des occidentaux des pratiques de gestion catastrophiques. Comment ces hommes peuvent-ils continuer d’exister tout en étant pris au cœur d’un tourbillon de problématiques éco-humaines globales, mondialisées et largement insolubles.
L’introduction de rennes semi-domestiques d’origine asiatique sous la direction de bergers Chukchi et Saami est un échec total. Les eskimos Inupiat tuèrent de nouveau tous les animaux qui restaient, et mirent fin à l’élevage des rennes en Alaska.
On rejette également l’idée d’un élevage des bisons – qui aurait pu se situer à mi-chemin entre l’élevage de vaches (trop occidental) et la chasse (trop indigène) – car elle ne fait pas l’unanimité.
L’introduction du saumon transgénique est fortement controversée. On transforme les saumons sauvages pour qu’ils répondent à nos problématiques humaines. Ils deviennent alors dépendants des hommes pour survivre. Les pêcheurs commerciaux alaskiens, les amateurs de pêche sportive comme les indigènes se posent tous la question de l’avenir des saumons sauvages.
Amener les chasseurs Gwich’in, dont l’alimentation est essentiellement carnée, à l’agriculture, notamment à la culture de la pomme de terre (une espèce spécialement adaptée au Grand Nord), aboutit également à une impasse. Les indiens découvrent avec horreur qu’il faut, selon les principes de l’agriculture, s’occuper des légumes pour qu’ils atteignent la maturité. S’occuper d’un être non humain, pour le manger ensuite est un concept radicalement étranger au monde gwich’in. Tout au contraire, pour que les animaux soient considérés comme de la nourriture saine. Il faut qu’ils soient dotés d’une vie et d’une intentionnalité propre qui leur appartiennent, qu’ils soient indépendants et qu’ils vivent à l’extérieur de la communauté humaine. L’idée de stockage est également totalement étrangère à l’indigène. Les Gwich’in ne sont pas les seuls chasseurs-cueilleurs du Grand Nord à être réticents aux légumes. Les indiens ne sont pas prêts de passer au stade néolithique !
Les gestionnaires américains des grands parcs nationaux alaskiens ne peuvent empêcher la forêt de brûler, échouent à retenir les caribous dans les frontières protectrices des parcs nationaux qu’ils leur ont assignés, ne parviennent pas à remédier à la raréfaction des saumons qui remontent les grandes rivières arctiques. Les chasseurs indigènes s’égarent sur les traces de leurs proies qui empruntent des route migratoires jusqu’alors inconnues ; les chamanes ont perdu le contrôle qu’ils prétendaient avoir sur les animaux, leur pouvoir onirique semble épuisé. Comment ces hommes continuent-ils d’exister tout en étant pris au cœur d’un tourbillon de problématiques éco-humaines globales, mondialisées et largement insolubles (p. 18).
Pour pouvoir contempler une nature sauvage qui ne soit pas simplement a-humaine, mais a-humaine à nos conditions, il faut toujours la créer, puisqu’elle n’existe pas a priori, en tout pas telle qu’on se la représente (p. 141-142).
Les espaces « libres » que représentent ces grands parcs nationaux alaskiens transformés en jardins zoologiques ne peuvent par ailleurs exister que dans les limites d’un territoire que le gouvernement fédéral ou l’État d’Alaska auront acheté, c’est-à-dire privatisés et donc enfermé.
En Alaska comme dans la plupart des lieux où la nature est réifiée et protégée sous l’égide des frontières des parcs nationaux, les autochtones sont les premières cibles des écologistes, car ils entachent considérablement – par leur manière de vivre, de subvenir à leurs besoins, d’imaginer le monde et de s’y relier dans l’invisible – l’idée même de nature existant par elle-même et pour elle-même, a-humaine car surhumaine (p. 118).
La vision romantique du monde naturel est loin d’être unanimement partagée en Alaska puisque les prospecteurs n’ont aucune peine à désenchanter la nature en la transformant en ressource énergétique. Ces derniers s’arrangent étrangement toujours pour exploiter les lieux qu’ils estiment désolés, « stériles », c’est-à-dire sans le moindre intérêt scénique, prouvant qu’ils partagent avec leurs ennemis supposés une perception commune de la valeur esthétique des lieux (p.115-116).
Le pillage sans limite des ressources touche à la fois l’or et le pétrole. Son expression la plus évidente est l’extraction de la terre de milliers de barils de pétrole et leur acheminement contrôlé hors du territoire.
L’impact le plus nocif est causé par les exploitations de pétrole et de gaz de Prudhoe Bay. Découvert en 1968 sur la rive de la mer de Beaufort et mis en exploitation en 1977, ses réserves initiales de 13 Gbbl en font le plus gros gisement des États Unis et le troisième d’Amérique du nord.
La localisation de certains chantiers dans le nord des territoires du Nord-Ouest, une région isolée, ajoute encore aux coûts. Les déchets dangereux qui refont surface au niveau des têtes de puits sont transportés vers le sud où ils sont déversés dans des puits de mine abandonnés en Alberta et en Colombie britannique. Outre les risques de déversement accidentels, l’industrie gazière et pétrolière laisse des empreintes qui transforment radicalement l’écosystème. Pour dégager les lignes sismiques utilisées pendant le processus d’exploration – selon le principe du sonar – et les voies d’accès pour les équipements lourds, on a taillé dans la forêt et aplani les tourbières. La terre est défrichée et nivelée à l’emplacement des puits. La fracturation hydraulique inquiète pourtant parce qu’on n’y connaît rien. On se méfie en particulier des produits chimiques toxiques injectés dans la terre. Les tribus qui ont autorisé la fracturation hydraulique sur leurs réserves perçoivent des royalties, mais ces arrangements suscitent des craintes, On sait que l’on a fait une erreur.
Certaines régions isolées manquent d’infrastructure ce qui rend l’économie du gaz particulièrement vulnérable quand les cours du pétrole chutent.
L’industrie rapporte des sommes colossales aux entrepreneurs locaux qui pourvoient aux besoins de main d’œuvre. Elle offre aux travailleurs de bons salaires en échange de jobs physiquement exigeants. Alors quand l’industrie s’arrête et que les gens se retrouvent au chômage, parler des grise écologiques ou des conséquences sociales de la fracturation hydraulique revient à remuer le couteau dans la plaie.
L’oléoduc trans-Alaska relie ces champs pétrolifères au port en eaux libres de Valdez sur la côte sud et traverse donc tout l’Alaska. Malgré des procédures de maintenance avancées, l’oléoduc a subi plusieurs fuites de pétrole, entraînant des dommages environnementaux.
De nombreux gisements de gaz se rencontrent en bordure du golfe de Cook menant à Anchorage, en territoire Dena’ina Tannaina).
L’exploitation de l‘or est inséparable de la ruée vers l’or du Klondike au Canada (en anglais Klondike Gold Rush) quelquefois, appelée ruée vers l’or de l’Alaska et plus rarement ruée vers l’or du Yukon, est une ruée vers l’or qui attira environ 100 000 prospecteurs dans la région du Klondike dans le territoire canadien du Yukon entre 1896 et 1899. Des gisements d’or furent découverts en de nombreux endroits d’Alaska : le long du fleuve Yukon, à Juneau (États Unis) et dans d’autres sites du sud-est de l’Alaska, et dans la région du golfe de Cook (près de l’actuelle ville d’Anchorage (États-Unis). De l’or fut découvert à de nombreux endroits d’Alaska : le long du fleuve Yukon, à Juneau et dans d’autres sites du sud-est de l’Alaska, et dans la région du golfe de Cook (près de l’actuelle ville d’Anchorage).
A cette époque il s’est quelque chose d’important, cinq ou six familles sont allées travailler à la mine. Cela a eu une certaine influence sur la communauté. Ce gens sont revenus avec de nouvelles idées, de nouvelles façons de travailler. Certains ont commencé a changé de mode de vie et à chercher du travail.
Chez le Déné, un mode de vie sédentaire et le relâchement du lien à la terre se sont traduits par un appauvrissement de leur culture
Dès le milieu du XIXe siècle, des gisements d’or furent découverts de façon successive le long de la côte ouest des États-Unis, dans une zone en arc ascendant, de la Californie à l’Alaska. La grande ruée vers l’or de la Californie en 1849 fut suivie au cours des décennies ultérieures de nombreuses autres « ruées », les dernières étant celles du Klondike en 1897 et de Nome en 1899, toutes deux en Alaska. Cette carte fut publiée en 1897, peu après la découverte d’or dans le Bonanza Creek le long de la rivière Klondike, elle-même un affluent du puissant fleuve Yukon
Yellowknife, où vivent près de la moitié des habitants des Territoires du Nord-Ouest est une ville de la ruée vers l’or. Les prospecteurs sont venus là dans les années 1930, mais ce n’est qu’après la guerre que l’extraction de l’or a atteint un niveau industriel. Quand les bénéfices du privé se son taris, et après la faillite des derniers propriétaires de la mine, les contribuables canadiens se sont retrouvés avec une facture de nettoyage qui dépasse déjà le milliard de dollars.
L’exploitation et la protection de l’environnement sont les deux registres grâce auquel s’exprime le naturalisme alaskien, qui représente les deux faces d’une même ontologie, occidentale, moderne et dialectique. Le point commun qui sous-tend ces deux conceptions de l’environnement est capital et fondateur : c’est dans les deux cas l’extériorité de l’homme face à l’environnement qui permet soit sa sacralisation, soit son exploitation (p. 56).
Ainsi, wasteland et wilderness font plus que cohabiter en Alaska , ils participent de la même tentative, toute occidentale, de faire exister un monde à deux vitesses – l’exploitation et la protection de l’environnement – qui trouve sa justification suprême dans l’extériorité de l’objet « Nature » (p. 62)
De nombreux traités font s’efforcer de cadrer nature, exploitation des ressources et populations autochtones.
Depuis les premiers contacts, la Doctrine de la découverte – la bulle papale selon laquelle toute terre non habitée par des chrétiens peut être revendiquée – est fondée sur la notion que nous ne sommes personne. Nous ne sommes rien.
Les choses changèrent à la fin des années 1800, quand la découverte du pétrole et de l’or incita le gouvernement à officialiser son autorité sur les peuples indigènes et sur les terres. A cette époque le contrôle s’effectuait non plus par les massacres caractérisant l’avancée de la race blanche au sud de la frontière nationale, mais cliniquement, méthodiquement, et de façon administrative, grâce à des traités. En lisant ces traités on n’échappe pas à l’impression que les « indiens » ont donné la terre où ils vivaient en échange de la promesse d’une annuité de quelques dollars, d’une poignée d’outils et de médailles pour ceux qui se disaient leurs chefs.
Un livre blanc de 1969 avait recommandé l’abolition du statut d’indien en faveur de l’ « égalité » et de l’assimilation. Une telle politique aurait pu désamorcer toute les revendications des peuples autochtones sur ces terres.
Dans une culture où savoir est transmis par les histoires les promesses orales que tous les gens ont entendues et répétées avaient plus de sens qu’un document légal dans une langue que seuls quelques-uns comprenaient.
Durant toute cette période, personne ne se préoccupa de demander aux indigènes ce qu’ils pensaient du rachat de l’Alaska et de la nouvelle juridiction en vigueur. Non seulement les États Unis (comme la Russie avant eux) négligèrent leur droit à la souveraineté dans la région, mais plus encore, aucune société indigène en contact avec les émissaires de l’un ou l’autre pays ne fut consultés (p. 43).
L’Alaska native allotment Act (1906) signe une première tentative de fondation de propriétés foncières et de privatisation des terres jusqu’à lors gérées collectivement. Il fut décrété dans le but de procurer aux indigènes l’opportunité d’accéder à des titres de propriété parfaitement légaux concernant les terres qu’ils utilisaient et qu’ils occupaient. Mais très peu d’indigènes bénéficièrent de l’acte, resté dans la plupart des cas une loi flottante qui ne s’appliqua que dans très peu de situations (p.46).
Le Wilderness Act, une première de ce genre dans l’histoire, devait illustrer ce changement dans les mentalités. 37000 km2 de forêts furent placés sous protection fédérale alors qu’auparavant celles-ci n’étaient protégées que par décrets (p. 53).
Le Congrès prétendit reconnaître que l’économie de subsistance indigène devait passer par la terre et pensa réellement trouver une solution au « problème indien » en insérant les indigènes au cœur même des dynamiques économiques et leur logique extractive. La corporation devint littéralement la porte d’entrée et d’implication dans la modernité capitaliste.
L’État était à l’origine divisé en douze régions, chacune représentée par une « association autochtone » chargée de l’inscription des résidents passés et actuels de la région. Les autochtones de l’Alaska inscrits à ces associations, et leurs équivalents au niveau du village, sont devenus actionnaires des corporations régionales et villageoises créées par la loi. Le fait que de nombreux villages ostensiblement autochtones de l’Alaska dans tout l’État n’étaient pas habilités par l’ANCSA à former des sociétés villageoises a conduit plus tard à un certain nombre de poursuites.
Des conflits qui opposent Gwich’in aux Occidentaux et dans la crise environnementale à laquelle ils font face, très vite on prend la mesure de la situation. Fort Yukon se situe à la lisière d’un parc national aux frontières jalousement gardées par les défenseurs de la nature ; les prospecteurs tentent d’investir les terres indigènes pour y creuser des puits de pétrole. Les chefs tribaux s’insurgent contre les drastiques régulations de chasse émises par les instances fédérales de protection de la nature ; ils se battent contre les industriels et leurs projets d’exploitation pétrolière à venir. Conjointement aux conflits d’intérêt entre humains, les métamorphoses écologiques sont telles que les animaux eux-mêmes disparaissent, transforment leurs routes migratoires et s’éloignent tant et plus de leurs chasseurs (p. 17).
Ce qui était supposé devenir le plus brillant outil assimilationniste que les États Unis n’aient jamais vu se transforma rapidement en un véhicule claudiquant qui allait favoriser une augmentation graduelle de la marginalisation (p.50).
L’acte fut voté en 1973 signant une vaste opération de dévastation. Au versant écologique le président Carter céda en 1978 227000 km2 de terres à l’État d’Alaska pour les placer sous le régime des monuments nationaux, donc sous le contrôle du gouvernement fédéral. Ainsi, l’environnement alaskien soustrait aux indigènes se vit transformé en patrimoine de l’humanité que les générations passées avaient épargné et qu’il convenait de préserver en même titre que d’autres monuments historiques.
l’Alaska National Land Conservation Act. Pour la majorité des autochtones, à mille lieues des considérations romantiques sur la nature sauvage, la seule et véritable utilité de l’ANILCA a été d’avoir sécurisé l’accès aux ressources pour les habitants des villages. L’ANILCA devient ainsi aux yeux des indigènes le véritable traité légal des politiques publiques en matière de subsistance, restaurant ce qui avait été évincé par l’ANCSA (p. 55).
Les discussions réunissent l’État d’Alaska, une corporation indigène, quelques prospecteurs pétroliers importants, les associations écologiques alaskiennes et les gouvernements tribaux des villages indigènes concernés par un potentiel de développement industriel pétrolier, prévu dans le parc.
Le véritable résultat de ces années de combat écologiste consista en la ratification de la loi fédérale Alaska national Interest Land Conservation Act en 1989 (ANILCA). Le nombre de parcs nationaux passa du simple au double. La terre en Alaska fut entièrement compartimentée, distribuée et classifiée : l’État d’Alaska détenait les titres de propriété sur 28% du territoire ; avec l’ANCSA, les indigènes (ou plutôt les corporations les représentant en avaient désormais 12%, tandis que le gouvernement plaçait 40% du territoire sous un régime de conservation spécial, intitulé National Wildlife Refuge Network, créant ainsi des parcs et monuments nationaux qui allaient faire la fierté des écologistes chevronnés (p. 54-55).
L’une des sections de la loi de l’ANILCA prévoit que les indigènes puissent avoir un droit d’usage (réglementé) des terres sélectionnées, afin d’y faire perdurer les activités de « subsistance ». Les Gwich’in qui se sont littéralement retrouvés pris en étau entre l’Arctic National Wildlife Refuge, icône de la protection écologique et un autre parc, non moins important mais moins médiatique que le premier, le Yukon Flats National Wildlife Refuge (p. 55).
l’ethnologue se rend très vite compte que les deux collectifs (indigènes animistes/ Occidentaux) ne parlent pas de la même chose lorsqu’ils se réfèrent à l’environnement non humain dans lequel ils évoluent. On comprend à quel point il était nécessaire de cerner chacun des deux collectifs en présence pour être en mesure de saisir les formes du monde qui émergent (p. 257).
L’univers jadis libre et ouvert face à aux incertitudes du monde est désormais cloisonné et asservi.
Les termes d’intériorité et de physicalité ont été introduit par Philippe Descola (2005a et b) pour caractériser les rapports de l’homme au monde. Dans l’animisme caractérisant primitivement les Gwich’in les collectifs humains et animaux sont caractérisé par des physicalités distinctes, mais des intériorités identiques. La relation de prédation se développe sur une base marquée, comme en Occident, par la séparabilité de l’âme et du corps, mais au sein de laquelle le curseur entre intériorité et physicalité est placé ailleurs.
Pour pouvoir poursuivre un animal dans la taïga, tout chasseur doit avoir un ensemble de prises sur l’intériorité de sa proie : hommes et animaux possèdent l’âme en commun – vanky’aa – et ce sont les corps qui se distinguent les uns des autres, s’apparentant davantage à des vêtements interchangeables qu’à un peau immuable : des enveloppes physiques dissimulant sous leurs atours, « une autre chose », marquée par l’inapropriabilité et l’incertitude (p. 167).
L’indistinction des formes et des êtres est le contexte premier de toutes les histoires que l’on raconte aux enfants dès leur plus jeune âge. Jadis tous les poissons et les petits animaux et les grands animaux étaient humain. Ils parlaient tous la même langue. Un homme pouvait discuter avec les poissons et les oiseaux. Et eux aussi pouvaient parler aux hommes. Au début il n’y avait vraiment qu’une seule langue, une réversibilité sans borne doublée d’une empathie illimitée (p. 168).
Le corpus mythologique apparaît ainsi comme une grande glose sur les circonstances diverses de la spéciation, comme un énoncé minutieux des formes de passage de l’indifférencié au différencié à l’origine de la forme particulière que nous percevons lorsque nous posons les yeux sur une entité vivante, doublée de l’intériorité partagée et reconnue à tous, qui place d’emblée les animaux, dans la catégorie des personnes et non dans celle des choses. Chaque animal est toujours pris en tant qu’individu, et non comme le prototype d’une classe d’animaux bien plus vaste avec laquelle ils partageraient une intériorité similaire (p. 168-169).
il fallait que le chasseur ait certaines qualités pour faire valoir son point de vue, un talent de négociateur, le sens des relations. Et parfois aussi on devait se monter méchant et impitoyable. On disait aux enfants prenez exemple sur cet homme qui a instauré la paix entre les hommes et les animaux autrefois.
Au printemps on fabriquait un bateau en peaux d’orignal pour quitter les montagnes. On choisissait soigneusement les matières premières. On pouvait passer toute une journée à chercher l’arbre qui convenait. Les enfants récoltaient de la gomme d’épicéa pour calfater les trous. Les enfants passaient aussi du temps avec les femmes qui confectionnaient le fil avec des tendons. Il fallait qu’il soit assez épais pour être solide. Puis venait l’étape de la couture. Les enfants regardaient. En quatre à cinq jours on fabriquait un bateau à partir de rien. Les familles ne partaient pas toutes du même endroit et se donnaient donc rendez-vous à une période de l’année. C’était l’environnement qui dictait le calendrier. On ne fait pas cela à l’automne parce que l’eau est trop basse, ni quand les eaux sont trop hautes, à cause des vagues. Il faut viser entre les deux, en juin par exemple.
L’intériorité partagée n’est jamais employée pour parler de soi, mais toujours des autres. Le terme vany’aa, signifiant à la fois « âme » et « esprit », s’emploie toujours à la troisième personne, son esprit ou son âme. Aucun terme n’existe à ma connaissance pour qualifier sa propre vie intérieure (p. 170).
Adopter l’allure des animaux en s’adaptant à leurs codes vestimentaires n’a pas pour but de les duper, il est nécessaire pour entamer une discussion qui, au fond des forêts, se déploiera toujours sur leur propre mode et dans leur langue (p. 172). La similitude est un prétexte pour amorcer la relation, non une fin en soi (p. 173).
L’enveloppe de l’animal cache une âme humaine qui se donne à voir lors de performances rituelles (p174), mais les formes sont ambiguës et ont caractère hautement transformationnel.
La régénération naturelle des animaux est considérée comme le phénomène garantissant le succès des chasses. Le cycle des migrateurs semble en effet largement contrôlé par les humains, et, s’ils agissent selon les règles, le gibier se présentera de nouveau à eux presque spontanément (p. 179).
Mais considérer le cosmos athapaskan comme circulaire et intrinsèquement renouvelable, puisque les animaux se régénèrent d’eux-mêmes et qu’ils reviennent chaque année pour s’offrir au homme, se heurte à trois difficultés principales :
Le régime d’invisibilité dont s’entourent les animaux, doublé de leur statut ambivalent et réversible vient nuancer cette interprétation. Quel pourrait bien être l’enjeu de toute chasse si les animaux s’offraient sans retenue à leurs chasseurs. La tension serait annulée, et le désir motivant la confrontation tomberait de lui-même avec la disparition du caractère éminemment exceptionnel de toute rencontre au fond des forêts alaskiennes.
L’idée d’un éternel retour des animaux ne correspond guère à la réalité actuellement observable de l’environnement subarctique, bouleversé par des changements d’ordre global modifiant largement les habitudes et trajectoires des animaux, et le simple fait que les indigènes continuent de s‘y relier de manière créative doit nous questionner et nous inciter à renouveler nos observations.
La régularité d’une telle configuration et son immuabilité circulaire tendent à occulter l’idée qu’il existe toujours un risque partagé de non-retour, et qu’il constitue l’un des paramètres essentiels qui donne de la valeur à l’acte de chasse ainsi qu’aux hommes qui reviennent sains et saufs (p. 180).
Les animaux ayant une pleine connaissance de l’action en train de se dérouler puisque pourvus d’une intériorité similaire à celle des hommes, choisissent volontairement de « se donner » à leurs chasseurs en leur offrant leur vie de leur plein gré. C’est en partant de ce postulat que la plupart des ethnologues ont expliqué la compréhension indigène de l’aspect éminemment « renouvelable » des animaux migrateurs puisque, au sein de ce système, aucune pénurie de proies n’est possible. Les animaux reviennent se présenter aux hommes de manière circulaire tant que les hommes les traitent correctement, et le nombre d’animaux disponibles est tout bonnement inépuisable (p. 177).
Ce qui paraît sujet à caution dans l’acception générale du « the give themselves » n’est pas la formule en elle-même ni sa véracité, mais son intégration comme élément significatif permettant de stabiliser une cosmologie et lui donner une forme qui, bien que circulaire et non linéaire (parfaitement à l’opposé du naturalisme) s’avère trop close et trop rigide pour rendre compte de la dynamique transformationnelle des choses et des êtres qui animent les pratiques de chasse et les récits des Gwich’in. Pour pallier à ce biais, il semble utile de réintégrer au sein de cette conception les détails ethnographiques qui montrent les hésitations des hommes et leurs tâtonnements, puisque, au lieu d’informer les grands systèmes que l’on a créés pour penser ces hommes ils les enrichissent en les relativisant, ils contribuent à les rendre plus flexibles et donc plus accueillant en les modulant (p. 181).
Les non-humains qui nous aident en nous acceptant dans leur monde peuvent facilement se retourner contre nous si nous bafouons la confiance qu’ils avaient placée en nous. Le pouvoir d’obtenir une vision éclairée et distancée, informée grâce au concours bienveillant de ceux qui ne sont pas des hommes est loin d’être impérissable et illimitée (p. 248).
La surchasse et les massacres qui peuvent accompagner cette pratique est l’expression spectaculaire d’une relation compétitive aux animaux. Les proies dont le trajet peut être intercepté, quelles qu’elles soient, seront souvent retenues par le chasseur. En la matière, c’est une logique de l’immédiateté qui prévaut la plupart du temps, et ce qui est là maintenant doit être pris car demain sera certainement autre. Les Gwich’in ne laissent que très rarement échapper une occasion de tuer un animal qui passe, plus exactement qu’ils « interceptent » comme eux-mêmes le disent (p. 157-158).
La symptomatique non-gestion environnementale des indigènes ainsi que l’incroyable précipitation dans le corps à corps avec leurs proies ont en vérité autant à voir avec l’arrivée des premières armes à feu que l’invisibilité des animaux a à voir avec leur chasse excessive. L’ « indien écologique » et l’ « indien déraisonnable » ne s’opposent pas davantage aujourd’hui qu’il y a plusieurs siècles puisqu’ils sont tous deux des inventions émanent d’esprits occidentaux qui en créant ces images cherchent à se trouver des miroirs pour qualifier et catégoriser ce qu’ils estiment être les bons et les mauvais aspects de leur propre relation à la nature, fondé sur un idéal de gestion d’un patrimoine (p. 159).
Le phénomène de surchasse n’est pas à interpréter comme une forme de réaction des Gwich’in à la violence qu’ils subissent, mais comme la manifestation la plus explicite du mode de relation belliqueux qu’ils entretiennent avec les animaux (p. 161) L’issue des relations entre humains et non-humains est globalement reconnue comme incertaine (p. 193).
Tuer l’autre permet donc de réaffirmer sa position propre dans le monde, et redevenir pleinement soi. Le jeu s’arrête là, dans la mise à mort qui reconstruit les limites entre les mondes, qui requalifie chacun des existants impliqués dans la rencontre pour ce qu’ils sont par eux-mêmes et en eux-mêmes. Tuer revient ici à se démasquer (p. 194).
Aujourd’hui, on espère tirer de la force de sa culture en se rapprochant de la terre à la manière de ses ancêtres. Lors de sa première chasse au caribou, quand il a rapporté de la viande au camp : je suis en train d’apprendre, je marche avec mes ancêtres.
Le désir d’être vu des animaux serait donc l’élément central qui justifierait une chasse relativement libérée de toutes considération gestionnaire qui s’appliquerait à rationaliser les prises pour mieux les contrôler (p.180).
Il n’y a pas de conception de la rareté chez les chasseurs-cueilleurs du subarctique, ces derniers comptant sur l’abondance des non-humains en chaque instant, tout l’effort visant à entretenir l’afflux constant des animaux vers les hommes en s’assurant de leurs bons soins. L’imprévoyance et le refus de stocker des vivres sont les corollaires directs de cette notion d’abondance et de retour circulaire des animaux qui préserve les hommes des angoisses du lendemain.
Si l’imposition d’un nouveau nom reste absolument circonscrit aux préposés à l’apprentissage approfondi des préceptes protestants jusqu’à la fin du XIXe siècle, il se généralise dans la seconde moitié du XXe siècle, balayant alors presque tous les noms gwich’in (p. 97).
Cette pratique s’inscrit à l’opposés des noms traditionnels qui peuvent changer au cours de la vie d’un individu. Les noms relatifs aux animaux peuvent évoquer une affinité qu’a développée le porteur du nom au contact d’un animal, une ressemblance ou encore un mode opératoire similaire. Le qualificatif, loin d’être attribué une bonne fois pour toutes, peut se transformer dans le temps, si la forme relationnelle de l’homme au monde se transforme en mûrissant, rendant le trait distinctif qui servait de support au prénom inopérant et donc caduc (p. 98).
Cette description doit cependant être nuancée : les hommes de pouvoir, grands chasseurs ou/et grands chamanes, ainsi que les femmes influentes gardaient leur nom propre jusqu’à leur mort (p. 99).
Dans un environnement instable et exigeant peuplé d’entités mobiles et libres dans leurs trajectoires, auquel on rajoute encore un degré d’incertitude dans le discours comme s’il n’était pas déjà assez précaire le passage par la mise à mort est le seul stabilisateur d’un monde incertain. Cela est suffisant pour prémunir cet environnement d’une forme de chaos effrayant qui entraînerait les êtres dans un tourbillon de destruction ? (p. 214).
En dématérialisant les relations concrètes entre humains et non humains et en les empêchant d’exister, les missionnaires et les gestionnaires des parcs créent une nature à la fois transcendante, inhumaine et a-humaine (p.106). On reste là dans une pure distance éthérée, permettant une contemplation passive et béate des habitants de la forêt (p. 110). Ce jardin zoologique sublimé, marqué par une contemplation surplombante et par l’absence – au moins imaginaire – de relations de prédation, préfigure largement l’approche écologiste qui suivra de près ces premiers missionnaires-explorateurs de l’Alaska (p. 110-111).
Plusieurs êtres et personnages occupent une position liminaire ambiguë entre les collectifs humains et naturels.
Comme il fallait tout faire rapidement, on ne transportait que le strict nécessaire. Les gens avaient en moyenne cinq ou six attelages de chiens, quelque fois plus. On faisait entre 10 et 13 km par jour, jusqu’à ce qu’on arrive où on voulait aller- Pendant l’hiver le traîneau servait à transporter tout le matériel. On ne pouvait se payer le luxe de voyager dedans. On avait quatre ou cinq camps situés dans différentes parties de la montagne.
Certaines personnes étaient célèbres pour leurs attelages de chiens. Pendant la seconde guerre mondiale quand l’armée américaine est arrivée pour superviser la construction d’un oléoduc vers l’Alaska. Des chasseurs ont effectué des voyages épiques pour tracer une piste à travers les montagnes du Mackensie. Un jour on a annoncé que l’époque des chiens de traîneau était révolue. Les ki-doo (moto neige) allaient les remplacer.
Les chiens sont les seuls animaux considérés comme n’ayant pas d’âme. Ils sont aujourd’hui tolérés dans les villages où, selon Nastassja Martin, ils ne servent à rien.
Il convient ici de revenir sur cette question.
Selon Nastassja Martin les chiens n’existaient pas en pays gwich’in jusqu’à la période précédant de peu le contact avec les blancs – ce qui est probablement vrai – quand les échanges avec les Inupiat au Nord, qui eux-mêmes échangeaient avec les baleiniers, permirent d’introduire l’animal en subarctique.
En fait les Inupiat, comme tous les autres Inuit, possédaient des chiens depuis plusieurs siècles et probablement depuis leur arrivée en Amérique pour conduire leurs traîneaux. Il ne s’agit donc pas d’animaux élevés par les baleiniers. Les indiens athapascan n’en possédait pas. Aujourd’hui on considère qu’ils ne servent à rien car les motoneiges ont largement diffusé et sont d’emploi courant. Leur acquisition ancienne auprès des Inupiat ne peut donc être considéré comme un acte gratuit d’un animal qui ne servirait à rien.
Le naa’in, « l’homme des bois », le brush man, est l’une des formes par excellence qu’adopte l’incertitude en pays gwich’in, contribuant à la stabiliser immanquablement dans l’espace et dans le temps. Ce sont des êtres hybrides et mystérieux, situés entre l’humain, l’animal et l’esprit, mi-vivants, mi-morts, qu’il est impossible d’identifier clairement puisqu’ils existent toujours sous des formes variées et à différentes phases de leur propre vie. Ils habitent dans des coins reculés ou cachés, sous les racines des grands arbres, dans des grottes, dans des tous sous les berges de la rivière, en altitude dissimulés dans les aspérités des pierriers comme les marmottes de nos montagnes. Ils ne sont jamais très loin et ne cessent de rôder autour de communautés tout en restant toujours invisible. Il peut s’agir d’un chamane aux pouvoirs considérés comme trop puissant, incontrôlables, suscitant une peur démesurée au sein de la communauté. Dans tous les cas ces êtres sont fautifs, ils ont manqué à leurs obligations sociales et sont donc relégués aux marges de la communauté, loin du territoire. Cette distance instaure avec le collectif des humaines doublée d’une proximité avec les animaux comme les esprits leur procure souvent un grand pouvoir occulte, la plupart du temps néfaste et dangereux pour les hommes (p. 225).
Ils mangent parfois de la chair humaine, ils colportent des terribles maladies, ils contaminent les gens et, pour couronner le tout, ils enlèvent les femmes et les séquestrent avec eux dans leur solitude. Ils aiment aussi à saboter les outils des hommes, leurs filets, leurs pièges à poisson et à effrayer les animaux pour les éloigner des chasseurs. Il arrive aussi régulièrement qu’ils volent de la nourriture dans leurs caches, dans les fumoirs, ou à même le piège (p. 226).
Ils séjournent aux frontières des terres inupiat, cette représentation qui veut que les naa’in apparaissent aux confins du territoire et dans les zones limitrophes (p. 229).
Êtres réputés les plus faibles et les plus difformes, souvent mis au ban du collectif humain : les shaaghan (ou shanaghànn en vuntu gwich’im), les « vieilles femmes ». Ce qui frappe chez elles est la dualité qu’elles manifestent : elles sont de véritables incarnations de la réversibilité. Malgré leur évidente faiblesse elles sont pourtant parfois absolument redoutables et capables du pire (p. 235). L’interchangeabilité de l’enveloppe corporelle et la possibilité de voler la peau-costume d’une personne pour lui subtiliser son identité (par ex. voler la peau d’une jeune fille pour redevenir jeune) (p. 237).
Les vieilles femmes, en inversant le cours réputé « normal » des choses, leur rappellent qu’il n’est de situation ni de personnes qui puisse être absolument lisible et contrôlée. Ni les caribous qui se défient de leurs chasseurs en restant invisibles ni elles-mêmes que les hommes voyaient déjà perdues ou mortes. Ces shaaghan-là représentent ainsi tout à la fois une promesse, un espoir, un avertissement et une mise en garde. Les personnes qu’on pensait les plus faibles peuvent se révéler d’une force et d’une ingéniosité extraordinaire et faire changer le cours des choses (p. 239).
La vieille femme est celle qui repère le danger avant tout le monde et l’élimine très efficacement en usant d’une ruse pour le moins originale qu’elle trame toute seule et qui est couronnée de succès. Ce faisant, elle se réapproprie une place de choix au sein du collectif. Le point important dans cette affaire de shaaghan consiste en cette indépendance dont elle fait preuve à la marge des autres hommes, prouvent ainsi leur valeur. Elles deviennent de véritables signaux d’alerte : isolées du collectif humain, elles sont débarrassées de toute œillères, leur fragilité rendant bien plus sensible aux allées et venues des autres êtres (p. 241).
On ne peut être un bon chamane qu’en marge du collectif, plus proche de l’univers des autres ; pour bien rêver et bien communiquer, on doit prendre de la distance, faire silence, s’occulter soi-même aux yeux des humains et entamer le dialogue avec les autres (p. 251).
Notre dieu est dans les arbres, les nuages, le soleil, et toutes les petites choses sur la terre. Les chamanes comme les hommes ordinaires se plongent littéralement de temps à autre dans l’arrière monde pour aller y chercher quelque chose qui leur manque. » (p. 244)
Lorsque l’homme se plonge dans un autre monde, il sait bien qu’il contient nombre d’informations spécifiques et de potentialités auxquelles il n’a pas accès directement en tant qu’être humain, de sorte qu’il peut aussi s’en servir pour devenir une nouvelle personne, augmentée, puisqu’il revient chargé des potentialités des autres (p. 246).
Nastassja Martin ne s’est pas intéressée directement aux chamanes. Les informations qu’elle donne sont donc relativement succinctes. Retenons cette histoire du chamane qui se rend dans la lune où se trouve les réserves de caribous. Son ascension est l’occasion de voir un monde renversé intermédiaire pour lequel il ne donne aucune information. On sait seulement que les multiples lacs qui s’y trouvent sont les étoiles visibles dans le ciel.
Dans une autre histoire un oiseau invite un homme à le suivre dans son monde, pour qu’il puisse y retrouver – fort mystérieusement, dans l’opacité des profondeurs du lac seules connues des non-humains qui l’habitent – des force qui lui permettront de devenir un nouvel homme. Pour ces raisons, nous pouvons dire qu’il revient de son voyage comme une personne augmentée, douées de capacités qu’elle avait perdue ou n’avais jamais eues (p. 246).
Si merveilleuse semble cette coopération, elle ne va pas sans contrepartie, loin s’en faut. Il faut toujours faire attention à ce que l’on fait, à ce que l’on dit et à ce que l’on pense et observer une forme de politesse face à ces êtres avec lesquels nous échangeons, pour qu’ils se montrent cléments le jour où – réversibilité oblige – ce seront eux qui détiendront les clés de notre existence et auront à décider de notre vie ou de notre mort. Un homme qui profiterait délibérément des connaissances particulières d’un animal et qui ferait fit des engagements qu’il tient de lui et des attitudes qu’il se doit d’observer sera toujours sévèrement puni. (p. 247).
Un homme ne peut accéder à sa propre humanité dans sa forme la plus complète sans le secours des non humains. Le drame principal du subarctique consiste en une altération de ce dialogue dont nul n’est responsable individuellement mais dont tous le sont collectivement (p. 250).
Il est indéniable que, dans ce contexte d’interaction, les présences animales changent de statut : on les écoute pour tenter de saisir l’état du monde qui nous échapperait complètement si l’on n’était pas attentif aux petits détails qui émane de chaque être vivant. Les hommes se devaient de les écouter pour pouvoir trouver leur propre place dans le monde (p. 252).
Il existe ainsi un décalage immense, incompréhensible au début entre l’expérience vécue, celle de la grandiose nature envahissante toujours et partout – et l’absence quasi complète de toute vie non humaine au sein des villages gwich’in : les animaux sont invisibles. La sédentarisation eut pour conséquence une concentration de chasseurs sans précédent en un même lieu, ce à quoi les animaux réagirent en s’éloignant (p. 152).
Les chasseurs sont, de fait, obligés de s’éloigner de manière significative du village pour chasser, d’entretenir leurs cabanes de chasse pour y passer du temps, de multiplier leurs camps mobiles pour suivre les migrateurs (p. 153).
La concentration de trop de chasseurs en un même lieu tout à la fois éloigne les animaux, exaspère la violence et pousse les humains à l’exode constant sur les traces de ceux qu’ils suivent. L’opération de sédentarisation en subarctique a échoué (p. 153).
Comment se protéger de cette part de risque qui existe dans l’environnement et dans les êtres qui le peuplent (p. 265).
On se demandera légitimement pourquoi les Gwich’in comme la plupart des peuples de chasseurs-cueilleurs du grand Nord, réprouvent largement l’idée de wilderness, exècrent ce qu’elle fait d’eux, de leurs relations, de leur monde : elle les malmène et nie tout ce qu’ils font au quotidien, elle ignore aussi toutes les forces et les pouvoirs des non-humains. Ce sont moins les principes philosophiques de l’idée de sauvage qu’ils réprouvent que ce que les occidentaux en ont fait en l’administrant (p. 266).
Pour réagir aux circonstances catastrophiques il faudra pouvoir retourner vivre en forêt, et c’est pour cette raison que les anciens tentent de garder leur descendance « prête » dans l’attente d’une telle situation. La réponse est de savoir comment survivre dans les bois (p. 26).
La question principale qui se pose est la suivante : malgré les distorsions en tous genres dans le monde non-humain (climat, animaux, pollution, etc.) le chasseurs cueilleurs n’ont-ils pas de tous temps constitué le visage même de l’incertitude, du mouvement, de l’adaptation n’a-t-elle pas toujours eu cours en ces hautes terres ? (p. 85).
Les changements dans le monde non humain sont de toute façon le produit de la relation des hommes à ce même monde, historiquement et présentement (p. 86). La dissimulation, le fait que tous les animaux se dérobent est donc la première clé pour recontacter un univers où ces derniers ne sont justement pas construits à l’image de ce que les hommes attendent d’eux, puisqu’ils les fuient, puisqu’ils sont maîtres de leur propre trajectoire, puisque les hommes n’ont de cesse de tenter de les intercepter. C’est aussi cette opacité qui sauve les indigènes de la stabilité que voudrait leur imposer les Occidentaux (p. 154).
Si tous, humains comme non humains, sont aujourd’hui largement affectés par les métamorphoses écologiques, la question qu’il faut se poser, collectivement, est de savoir comment faire pour accompagner les modifications qui s’opèrent, comment reconduire les relations tout en laissant néanmoins les êtres se déplacer selon des trajectoires qu’eux-mêmes ont décidé d’emprunter (p. 259).
Ainsi, wasteland et wilderness font plus que cohabiter en Alaska , ils participent de la même tentative toute occidentale de faire exister un monde à deux vitesses – l’exploitation et la protection de l’environnement – qui trouve sa justification suprême dans l’extériorité de l’objet « Nature » (p. 62).
Le combat des populations autochtone d’Alaska a pris aujourd’hui un nouveau visage avec la croisade de Bernardette Demientief contre la décision de Donald Trump d’empiéter sur la réserve de faune nationale d’Arctique (ANWR) pour permettre l’exploitation pétrolière. Le projet concerne l’aire côtière 1002 prolongeant à l’est les champs pétrolifères de Prudhoe Bay.
Le territoire de l’aire 1002, situé territoire inupiat, est un refuge pour les millions d’oiseaux migrateurs, les loups, les boeufs musqués, les ours polaires et les troupeaux de caribous. Cette valeur est beaucoup plus importante que celle du pétrole a déclaré Jamie Wiliams, président de l’organisation écologiste the Wilderness Society, mais 65% des Aslaskiens sont favorables au projet. Les Démocrates au Congrès ont présenté un projet de loi interdisant ce forage dans la réserve.
Pourtant la production pétrolière de l’Alaska semble stagner.
La raréfaction de grandes plateformes signifie une chose. La saturation du marché pétrolier mondial a fait baisser le prix du brut et mis un coup d’arrêt à l’industrie pétrolière et gazière dans la région. Conoco Phillips et Husky Energy ont suspendu leurs opérations de fracturation hydraulique et qui sait quand ils les reprendront. Quand il n’y a plus de travail on ne mentionne pas les bas prix du pétrole, ni la baisse de production qui en résulte, on accuse les écolos.
Les Déné sont partagés entre le besoin d’emplois et les responsabilités de gestion de l’environnement. Les indigènes comprennent que l’exploitation minière n’est pas seulement une préoccupation locale. Les activistes de l’extérieur dépeignent l’extraction du pétrole et du gaz de façon apocalyptique. En fait le reste de l’humanité vit le même conflit que les Déné. Les humains ne vont pas arrêter de prendre ce dont ils ont besoin. La question c’est juste comment on s’y pend. Les peuples autochtones veulent seulement que leurs points de vue et leurs intérêts soient pris en considération.
En coupant les enfants de leur culture, le Canada a réussi à créer un fossé énorme entre ceux qui l’a aspiré dans son système et les communautés qu’ils ont réintégrées. La plupart des anciens élèvent des pensionnats autochtones ont dû faire l’effort conscient de reconstruire leur identité déné.
Le gouvernement a incité les gens à quitter la forêt pour scolariser leurs enfants. Ils sont passé d’une vie libre à un système fondé sur l’argent, mais sans emplois.
Pendant certains voyage les anciens indiquaient les endroits où ils avaient chassé et piégé. Ils ont ensuite tracé des cartes montrant l’étendue de leurs déplacements en vue de négociations territoriales et des revendications.
Comment faire coexister des connaissances transmises oralement depuis des temps immémoriaux avec l’information qui arrive en une nanoseconde via une puce d’ordinateur.
Les communautés autochtones d’aujourd’hui essaient d’adopter un modèle de cellule familiale à l’occidentale, tellement éloignée de leurs traditions.
Certains indiens ont lu tout ce qu’ils ont trouvé sur l’American Indian Mouvement (AIM), le combat pour les droits civiques, Marin Luther King et Malcolm X. On savait tout des Black Panthers et des révolutions dans le monde. C’est notre terre. Pourquoi n’est-on pas aux commandes. Comment se fait-il que ces blancs dirigent les villes et administrent le Nord. Ils saignent notre terre pour chercher du pétrole le et du gaz. On est les derniers informés.
Une autre conséquence de l’expérience des pensionnats autochtones est le mélange d’enfants issus de tout le Nord.
Dans les années 60, le gouvernement avait entamé une transition des pensionnats autochtones vers des écoles fondées sur la communauté, qui annonçait la fin d’un mode de vie centré sur la forêt.
Nos systèmes définis de colonisation et de gouvernance ne sont pas conçus pour nous permettre d’utiliser au mieux les terres. Elles sont là pour favoriser le capitalisme et on ne peut pas travailler dans ce système.
Bernadette Demientief a souffert elle-même de cette « colonisation ». Gwich’in, elle est née à Fort Yukon ; elle y a reçu une éducation tribale classique, mais a été forcée d’abandonner ce monde pour faire son lycée à Fairebanks. Nommée en 2015 directrice exécutive du Gwich’in steering committee, elle se bat aujourd’hui contre le lobby pétrolier et l’administration Trump.
Le challenge, pour les Gwich’in en général et pour Bernadette Demientief en particulier, est immense.
Il faut composer entre protection de la nature et développement technique destructeur et pollueur, deux composantes de la civilisation capitaliste actuelle, qui, en pleine contradiction, n’ont à ce jour pas fait preuve de leur prétention à gérer le monde et trouver un nouvel équilibre qui puisse tenir compte des aspirations légitimes des peuples autochtones.
Il faut gérer l’afflux touristique, les pêches sportives et le pseudo trappeurs, les canaliser et les responsabiliser.
Il faut s’inspirer des apports de l’animisme qui retient l’unité ontologiques des intériorités du monde vivant, hommes, animaux et végétaux. On ne retournera jamais vers une conception d’un monde rempli d’esprits. Le savoir de chamanes ne peut plus être retenu comme technique de gestion du monde. Ces croyances ont aujourd’hui été démantelées par l’histoire et mises à mal par le développement de la pensée scientifique, mais il faut s’en inspirer pour construire une nouvelle philosophie en accord avec les défis actuels de notre monde.
Il faut mettre au centre des luttes contre le pouvoir capitaliste le droit des communautés autochtones à revendiquer leur identité spécifique afin de préserver la diversité des cultures à travers le monde. L’enracinement dans l’histoire reste l’un des fondements essentiels de la liberté et de l’épanouissement de l’homme au-delà des idéologies totalitaires. Ces identités se recompose chaque jour, il y a là de véritables opportunités pour la réflexion et l’action.
Il faut recentrer les économies sur les terroirs pour retrouver la relation à la terre.
Ces défis sont ceux des dernières populations de chasseur-cueilleurs, mais ils sont aujourd’hui ceux de toutes les sociétés de notre monde, éleveurs dans les Alpes ou sur les plateaux thibétains, indiens d’Amazonie…
Les drames que l’anthropologue ou le journaliste s’appliquent à analyser, ces drames se retrouvent partout sur notre planète. Nastassja Martin nous aide à les comprendre, Bernadette Demientief nous donne l’espoir que ce mouvement n’est pas mort et qu’il convient d’espérer et d’agir.
DESCOLA P. 2005a. Par-delà nature et culture. Paris : nrf, Gallimard. Bibliothèque des sciences humaines.
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